Angela Marinescu, née en 1941, a fait des études de médecine à Cluj et des études de psychologie à Bucarest. Depuis 1969, elle a publié quinze recueils de poèmes, parmi lesquels on pourrait citer : Sang bleu (1969), La cire (1970), Poèmes (1978), La structure de la nuit (1979), Le blindage final (1981), Chaux (1989), Le parc (1991), Le coq s’est caché dans l’entaille (1996), Skanderbeg (1999), Des fougues postmodernes (2000), Je mange mes vers (2003), Le langage de la disparition (2006), Événements dérisoires de la fin (2006).
          Sa poésie a été traduite en plusieurs langues et s’est vu accorder le Prix National Mihai Eminescu,.le Prix Nichita Stanescu et le Prix de Poésie de l’Union des Écrivains de Roumanie.
          Angela Marinescu a également publié des essais, Le village à travers lequel je me promenais la tete rasée (1996) et le Journal écrit dans la troisième partie de la journée (2003).

traduction
Angela Marinescu
(Roumanie)
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Poème avec usines et échec

                                         à Tudor Jebeleanu


D’ici cent ans, Tudor viendra et dira : Angela a voulu
être un homme et cela ne lui a pas réussi.
elle a voulu être le poète dont on pourrait dire
qu’il est né
malencontreusement avec un sexe de femme
mais elle n’a écrit que sur la peur et la mort
et cela ne lui a pas réussi.

elle a voulu être une alcoolique invétérée et une grande fumeuse
des fumées plein la tête
pouvoir faire n’importe quoi sous son masque de glace sentant la vodka
pouvoir saisir à la gorge celui qui n’a plus de gorge
accuser celui qui ne peut plus se défendre
hurler lorsque l’autre pleure
gaspiller comme si elle était en train d’offrir
mourir comme si elle voulait mourir
et cela ne lui a pas réussi.

elle a voulu dégorger seulement son sang et celui de sa famille.
et cela ne lui a pas réussi.

et toutes ces choses se sont passées dans son Parc abscons
près des usines de traitement des métaux lourds
un parc rempli à craquer de chars d’assaut,
immobiles, les yeux fixes et prêts à attaquer.


* * *

il y a un chantier qui se tient devant moi depuis plusieurs années
il y reste figé comme une vieille femme qui vend de la follette au marché
j’aime bien le contourner imaginer comment ce serait de bâtir
une clôture en béton tout autour
pour qu’il suffoque pour qu’il rende l’âme
pour que les anges ouvriers meurent asphyxiés là-dedans
de même que les chiennes attachées aux piliers avec leur collier
le chantier existe quel qu’en soient les débattements de mon imagination
malade qui m’aide parfois
à m’échapper mais cette fois-ci non
il n’y a plus d’espoir maintenant
je peux faire tout ce que je veux dans ce monde avec ma tête
me cogner la tête contre la terre contre les murs
et contre les piliers qui s’élèvent jusqu’au ciel
je peux même mourir
le chantier est ici et maintenant c’est une réalité irréfutable
celui qui dit qu’on n’a pas besoin d’argent
et que l’argent n’apporte pas le bonheur est un crétin
qu’il prenne le chantier qui se tient devant moi s’il le peut
bien qu’il n’y ait pas, en apparence, de lien entre le chantier et l’argent
j’insiste pourtant
j’introduis une main dans le chantier à travers un certain
trou je ne suis plus maladroite la main ne tremble
plus
la main est comme le trou, inébranlable
tout comme la lumière qui pénètre là-dedans
écumante
je peux faire n’importe quoi avec cette main le chantier
est maintenant partout par rapport à la main
la main c’est le repère
et le chantier c’est le fer


* * *

je suis entrée en toi comme un bélier
je lui ai dit je ne suis pas capable d’imaginer une stratégie légère
moi j’aime les guerres terrestres à bras le corps
avec des chars de combat et des fusils primitifs
les guerres froides sont pour les plus intelligents
poètes de la nation
de loin je ne reconnais que l’immense soleil rouge qui se couche
au-dessus de ma tête écrasée
j’aime le soleil parce que j’ai la structure
d’une toxicomane et qu’il me rappelle mon père mort
décomposé et son phallus ramolli affalé sur les cuisses
il ne me reconnaissait plus il disait que je n’étais pas sa fille
j’écris parce que je me sens coupable
j’ai caché ses médicaments comme si c’étaient des fleurs
qui répandaient un parfum empoisonné
j’ai fumé avec sergiu quelle folie
auprès de son corps torturé


* * *

chaque fois que je vais en audience
s’entortille ma queue invisible
au long de la colonne vertébrale la peau se retire toute seule de mon corps
je suis dépouillée comme une hyène vivante en pleine action
mortellement criminalistique je me retire dans mon propre sang
le sang dans le poumon droit
le gauche je l’ai tranché il y a bien longtemps
quelle mission certains peuvent-ils avoir
dans l’espace demeuré libre après la libération
du pénis par les libérateurs, lorsqu’il y a tellement de choses à faire
et lorsqu’on doit avoir une bonne tête pour tout
faire mais que la tête doit se tenir entre les jambes
alors que l’audience devient imminente
et immanente et imprescriptible et je ne sais plus comment
arrive l’audience et frappe à la porte
j’ai la tête en bas et les jambes en l’air
je ne peux me remettre aussi vite
je m’enfuis par-dessous tout et n’importe quoi
d’un point de vue social je suis un zéro
il adviendra sûrement quelque chose d’imprévisible
j’aime bien ça je suce mon propre auditoire
je l’introduis dans mon coude et l’enlève dare-dare
merci ce fut comme au paradis
car le paradis c’est la porte par laquelle tu sors
quand tu as peur.


de ce couteau se déverse le métal

de ce couteau se déverse le métal
quand je t’aime
de cet arbre immobile se déverse le bois
quand je t’aime
de l’asphalte se déversent les putes
quand je t’aime
de l’eau se déverse la boue
quand je t’aime
et je t’aime parce que tu ne sais pas que je t’aime
parce que tu ne sais pas ce qui me plaît en toi
parce que tu ne peux imaginer
ce que j’imagine quand je te regarde
vertement dans les yeux comme si tu étais mon ennemi
parce qu’il m’est difficile de ne pas te toucher
mais jamais je ne te toucherai
ni même en enfer, ni même ici
sur ce chemin tellement familier
qui peut te rendre fou
parce que tu es
seulement au début
moi je suis
seulement
à la fin



· poèmes tirés de l’anthologie poétique Je mange mes vers / Îmi manânc versurile, choix et traduction par Linda Maria Baros, Éditions L’Oreille du Loup, Paris, 2011

· voir aussi les poèmes parus dans la revue VERSUs/m n° 4, Roumanie, 2011

·
voir aussi le poème du tract ZOOM - ROUMANIE, j'aime la poésie,
projet initié en 2006 par Linda Maria Baros, Salon du Livre, Paris, 2009

·
voir aussi l'Anthologie de la poésie roumaine contemporaine,
choix et traductions par Linda Maria Baros in Confluences poétiques (140 p.),
Paris, France, 2008

traduction © Linda Maria Baros
biobibliographie © Linda Maria Baros
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Je mange mes vers / Îmi manânc versurile, anthologie poétique, choix et traduction par
Linda Maria Baros,
Éditions L’Oreille du Loup, Paris, 2011
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Versus nr 4 - 2011
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Anthologie de la poésie
roumaine contemporaine
,
choix et traduction par
Linda Maria Baros,
in Confluences poétiques, n° 3,
Paris, France, 2008
la revue VERSUs/m
n° 4, Roumanie, 2011