Doina Rusti
est poète et ecrivain.
traduction
Doina
Rusti
(Roumanie)
Cristian
Elle l’aperçut
lorsqu’il était de l’autre côté de la rue, en train de se frayer un chemin parmi
les gens, avec ses jambes longues comme des faux, une ombre projetée sur le mur
gris de l’Université. Elle coura vers lui, tout en criant a travers le torrent
de voitures, faisant concurrence aux moteurs vrombissants : Cristiaaan
!
Ils devaient se rencontrer dans une librairie du coin. C’était dans
cette direction qu’il courait, lui, mais Madi perdait patience ; elle voulait
qu’il sut qu’elle l’avait déja aperçu du trottoir d’en face. Bien entendu, elle
n’y réfléchit point, elle s’élança tout simplement vers Cristian, électrocutée
par la découverte inattendue de la silhouette oblongue de ce dernier et de sa
tete enveloppée dans un morceau de toile bordeaux. Ce morceau de toile qui, tout
comme la premiere fois qu’elle l’avait vu se faufiler au long d’un mur sombre du
Club A, lui amollît aussitôt le coeur.
Sous le ciel clair du mois de mai,
parmi les moteurs emballés dans des carcasses étincelantes, de toutes les
couleurs, qui faisaient vibrer le carrefour de l’Université, avançait habilement
la voiture noire, comme un chat noir, comme un chevreau noir. Une voiture comme
un éléphant roulait doucement vers la croix des chemins, tandis que les sons
glissants flottaient au-dessus du boulevard - huit sons fluets et frais, comme
des cornets de glace. Madi les avait tous libérés d’entre les murs de ses
poumons, tout en regardant le bandana bordeaux qui avançait par-dessus les
autres tetes pressées de se faufiler, elles aussi, au long du mur grisâtre. Elle
l’avait appelé par son nom...
Meme apres s’etre rendue compte que la gueule
noire de la voiture lui était rentrée dedans comme dans une quille de
caoutchouc, elle continua a espérer qu’il tournerait la tete. La nouvelle de sa
propre mort traversa l’esprit de Madi tel un éclair, tandis que son nom a lui
continuait a avancer vers la tâche bordeaux du trottoir. L’espace d’un instant,
Madi aperçut le ciel, mais essaya encore de trouver du regard la silhouette
oblongue et pressée, désirant, la mort dans l’âme, que le cri le rattrapât. Et
lorsque son corps projeté de maniere spectaculaire dans l’air retomba sur
l’asphalte poussiéreux, les huit sons s’éloignerent, sveltes et joyeux,
par-dessus les voitures, s’entortillant tendrement autour des câbles surplombant
la rue, autour des câbles Internet, télé, électriques, téléphoniques, autour des
chemins invisibles, étouffés par des milliers de voyageurs, chacun ayant un but
a atteindre, aussi précis que celui des huit sons entremelés et écumeux comme
des spots lumineux enthousiasmés par leur liberté.
Cristian arriva a temps
dans la librairie et attendit Madi parmi les étageres remplies de livres, tout
en lisant des dos choisis au hasard : L’Histoire de l’Egypte antique,
Les Péchés de l’homme moderne, Vivre pour raconter sa vie, des
dictionnaires, des guides, de la littérature, des dos blancs, rouges, oranges.
Voyant qu’elle ne venait pas, il la bipa, il lui téléphona. Le portable de Madi
était resté au pied d’un escalator et ce ne fut qu’a l’instant ou Cristian
appela la seconde fois que Saridon vit la carcasse noire et fit glisser l’objet
en un rien de temps dans la poche de ses pantalons larges, comme un sarouel.
Puis, il fila a toute vitesse, en direction d’Obor, pour se débarrasser de la
marchandise tombée du ciel. Ce ne fut que tard le soir qu’enfin Cristian apprit
la mort de Madi.
Pendant de longs mois, il pensa a la façon dont il aurait pu
la sauver, imaginant de dizaines de moyens pour la faire rester sur l’autre
trottoir. Madi faisait partie de son âme et, sans elle, sa vie s’était ratatinée
en un éclair. Cristian sentait les instants pressés se cogner contre sa nuque et
avançait, accablé, parmi les gens, sans éprouver de la curiosité ni de désir,
tout seul au milieu d’un monde pret a lui donner des conseils, a plaindre son
sort ou a le bousculer de temps a autre, puisque, de toute maniere, il occupait
inutilement une place sous le soleil.
Cette tristesse durait depuis quelques
années, quand, soudain, il devint un homme maussade et docile. Ses parents
avaient tiré toutes les ficelles pour qu’il obtînt un poste intéressant a
l’Office de la Protection du Consommateur. Il n’était ni inspecteur ni un
quelque responsable, seulement traducteur. Il prenait soin des étiquettes
collées sur les produits alimentaires. Sa vie était confortable. Cristian était
un homme attentionné, parlait peu et semblait se soucier beaucoup de son
apparence, mais uniquement grâce a sa mere qui s’appliquait longuement a ranger
sur une chaise ses vetements propres, repassés, qu’il prenait a peine le temps
de regarder. Il avait renoncé depuis bien longtemps a acheter des t-shirts
griffés ou des chaussures de sport a la mode. Il ne revetait que les vetements
préparés par sa mere. Et, une fois pris dans cette routine, sa vie coulait
doucement, parmi des pensées difformes, qui n’étaient plus ses pensées
nourrissantes d’antan, mais un monceau de restes altérés.
Un beau jour,
lorsqu’il marchait, apathique, a travers le monde, il tomba amoureux d’une femme
qui sut le tirer de sa taniere, avec sa maniere de le regarder comme s’il était
une découverte scientifique de derniere heure.
Cristian se maria, eut des
enfants, courut de droite a gauche pour leur offrir une bonne vie et de belles
vacances, fit des efforts pour acheter de jolis meubles, un frigidaire, une
télévision, ensuite un grand plasma. Enfin, les années passerent couronnées par
de petites satisfactions, remplis d’idéaux liés surtout au bien etre des
enfants. Il avait oublié sa jeunesse et la mort de Madi n’était désormais qu’un
point éloigné, figé dans le ciel embué par quelques nuages
transparents.
Jusqu’a ce jour. Jusqu’a ce soir, plus précisément.
Assis
dans son fauteuil, devant la télévision, il regardait Les Crimes de
Midsomer et, parfois, son épouse. Elle restait recroquevillée sous une
couverture verte, les lunettes sur le nez, et il se sentait en sécurité la
sachant a ses côtés. Il la regardait en cachette, comme un ancien
porte-documents qui lui était cher. Soudain, il fut totalement pris par
l’intrigue du film : un personnage avançait a travers une foret, suivi dans
l’ombre par un criminel. Silence et tension maximale. Cristian essayait
d’anticiper la scene a suivre, lorsqu’a travers la fenetre ouverte firent
irruption, sans crier gare, les huit sons égarés. Transparents et glissants
comme des fioles de glace, roulant l’un apres l’autre sur le tapis, devant le
fauteuil. Un nom renoué, élastique, prononcé par une voix tellement familiere :
Cristiaaan !
Il vit le dernier son vibrer, se multiplier, et se sentit
aussitôt lié a l’ombre d’un autre temps. Les huit impulsions sonores, descendues
du néant, faisaient partie de son nom, étaient des gouttes de vie, qui se
matérialisaient, fragiles, sous ses yeux, entre le fauteuil et la télévision.
Soudain, il regarda sa femme et comprit qu’elle aussi, elle assistait au meme
spectacle, ahurie et épouvantée par les sons fluets qui avaient l’air de danser
sur le tapis duveteux. Il n’y avait plus de bruit, mais les huit sons
continuaient a se mouvoir, s’élevant comme des aigrettes de pissenlit. Ils
flottaient par-dessous le nez de l’homme, figé dans son fauteuil, des
quenouilles lumineuses sorties de l’âme moribonde d’une femme
amoureuse.
Cristian se dressa lentement, suivant le cliquetis comme une brise
et la lueur des eaux spiralées, sans réfléchir a quelques chose de précis, sans
but et sans prendre de précautions, marcha dans le hall, ouvrit la porte de la
salle de bains et resta un instant foudroyé par la lumiere éblouissante.
Il
fit les premiers pas a l’aveuglette, ensuite il commença a voir le trottoir
grouillant de monde et son âme se remplit de bonheur. C’était l’été et dans le
ciel bleu passaient parfois des nuages blancs et fluets. Juste devant, il y
avait l’Université. Les huit sons follets s’éloignaient, collés les uns contre
les autres, colorés par la lumiere qui les transperçait, avec ses nuances vertes
et rouges. Ils traversaient le boulevard, par-dessus les voitures, et Cristian
les suivait, marchant au bord du trottoir, ayant peur de les perdre. De l’autre
côté de la rue, une fille lui fit un signe de la main. Elle était prete a
s’élancer parmi les voitures, lorsqu’il leva effrayé les bras. Quelque chose
d’éloigné et de triste, une peur ancienne surgie de ses tripes montait en lui,
comme une fermeture-éclair. Elle s’arreta brusquement, contrariée par son geste,
fit un large sourire, par-dessous la frange noire du front, et changea soudain
de direction, lui faisant signe de remonter la rue.
Pendant un certain temps,
Cristian chercha du regard les sons étincelants, mais se rendit compte qu’ils
avaient fondu dans l’air chaud du mois de mai. Il retourna sur ses pas, essayant
de suivre la fille qui se trouvait sur le trottoir d’en face, mais se sentit
soudain l’âme envahie par le bonheur de se savoir libre.
Il voulait fumer une
cigarette, assis sur une bordure, déambuler a travers les rues et flairer dans
les narines l’odeur crue des autres gens
· texte traduit par Linda
Maria Baros, en cours de parution
traduction © Linda Maria
Baros
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