Magda Cârneci (née en 1956) est poète, traductrice et essayiste. Elle a fait un doctorat en histoire de l’art à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales de Paris. Après avoir travaillé comme répétitrice à l’Institut National de Langues et Civilisations Orientales, elle est devenue, en 2006, la directrice de l’Institut culturel roumain de Paris. Magda Cârneci a publié plusieurs recueils de poèmes en roumain, dont L’Hypermatière (1980), Un silence assourdissant (1985), Chaosmos (1992) et Poèmes politiques (2000). Le recueil Chaosmos a été traduit et publié aux Pays-Bas (2004) et aux États-Unis (2006). En France, elle a publié le recueil Psaume (Autres Temps, 1997) et, au Luxembourg, Trois saisons poétiques (PHI, 2008). Elle a également écrit plusieurs livres d’essais sur la poésie et sur l’art visuel contemporain, notamment Art et pouvoir en Roumanie 1945-1989 (L’Harmattan, 2007).
Magda Cârneci a traduit de nombreux poètes français, américains et anglais en roumain et plusieurs poètes roumains en français. Elle dirige une collection bilingue de poésie aux éditions Paralela 45 (Roumanie).

traduction
Magda Cârneci
(Roumanie)
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Iacinta

Elle s’appelait iacinta, Hyacinthe,
nom de fleur poivrée de printemps, éphèbe
langoureux et malchanceux   qui répand son sang cru
dans les champs   et nom de martyre chrétienne,
elle s’appelait iacinta, quel nom étrange, iacinta, elle m’exaltait
comme une inspiration profonde dans un chloroforme parfumé
elle s’appelait iacinta, iacinta,   et ignorait toutes ces choses
et s’en fichait.

Elle était étendue blanche dans le lit blanc d’hôpital, avait
quatre enfants, ne savait rien sur l’amour, sur les organes, sur les jours,
sur les règles, sur les pilules et sur toutes les autres choses mystérieuses,
elle était fade et délicate, aux cheveux couleur de chènevis,
c’était une paysanne, elle avait peur du bistouri et du sang,
ne voulait plus d’enfants, je lui ai demandé
sais-tu ce qu’iacinta veut dire ?
elle m’a regardée effrayée.

elle était étendue blanche dans le lit blanc d’hôpital
effrayée par son propre corps,
coupable,

Et seulement parce qu’elle s’appelait iacinta, Hyacinthe,
fleur poivrée de printemps, cueillie dans les champs,
bel éphèbe malchanceux,
martyre chrétienne immaculée,
je lui ai appris des choses sur les jours, les travaux, les pilules,
dans le lit rempli d’hyacinthes
je l’ai aidée
à répandre son sang…


Notre maison

Nous allons quitter cette maison sale
où personne n’essuie plus ses pieds sur le seuil
où personne ne veut plus nettoyer les vitres
personne ne prend plus les poubelles

nous allons quitter cette maison misérable
humide et remplie de miasmes
remplie de moustiques et de cafards
de tas de papiers déchirés, de bouteilles cassées,
de conserves bon marché, vides

nous allons quitter cette maison maudite
où chaque jour l’on entend un coup de fusil
dans chaque pièce gît un cadavre
dans la cave il y a des monceaux de squelettes pourris
et dans le grenier l’on hurle sans cesse un ordre

nous allons quitter cette maison folle où
l’on nous a humiliés et torturés
l’on nous a laissé mourir de faim et de soif
l’on nous a dressés et l’on nous a prêché
l’on nous a assagis et l’on nous a éduqués

cette guérite de scorie, cette boîte à chaussures,
ce parc à bestiaux, cet hospice désert,
cette HLM imprégnée de haine, ce cercueil
fait de joyeux préfabriqués

cette maison sans meubles ni tapis
cette maison sans fenêtres ni portes
cette maison sans murs, sans seuil
cette maison sans fondations, sans toit

au dehors il n’y a que nos pieds qui pendent libres en l’air.


Psaume

De nouveau dans la gloire matinale, Avenue de la Victoire,

descendant dans le levain de la foule, dans l’océan de solitude
vivante et chaude, eaux vivantes et sauvages,
sans pourpre ni fleurs, sans présages, sans éclat,
surgit la honte altière, sans visage
une honte vaste, insupportable
comme un énorme épouvantail tordu,
comme une terreur soudaine, mercure froid qui coule dans les veines,
elle surgit et me regarde avec son œil froid et gigantesque
me regarde d’en haut, me couvre d’un océan d’yeux et d’écume
comme si, dans le hurlement des sirènes et des voitures, dans la gloire
des académies et des bureaux, le monde se révélait n’être
qu’un amas de honte

oh, peur menue, tes eaux sales, sépulture d’ordures sombres,
oh, peur vaste, océan dissous dans les utopies et les histoires,
et l’heure présente de ma misère
et l’heure d’après de l’éveil tardif

Que je m’agenouille, Avenue de la Victoire, sur les trottoirs humides,
là-bas, parmi vous, que j’implore le pardon sur l’asphalte froid,
il doit y avoir un péché, j’ai dû pécher envers vous, j’ai dû faire quelque chose                                                                                                         
quelque chose d’immense, quelque chose de pourri, quelque chose d’ancien etd’horrible
que j’implore le pardon, je suis une petite cellule qui fait partie de vous,
vous êtes une cellule qui fait partie de moi, vous êtes mon église,
un dôme frissonnant, fait de myriades de cellules murmurantes
un dôme en forme d’homme.

Que je prie, dans cet univers sans prières,
mais je n’ai personne à qui adresser ma prière ; qui pourrait alors me pardonner ?
Quel est le nom de ce péché infini, parfait ?
Que j’implore le pardon : si vous ne le recevez pas, qui pourra alors supporter la honte,
l’énorme épouvantail tordu, qui l’incendiera alors en soi-même ?
Si vous le recevez, quelque chose de bien plus grand que vous,
quelque chose de bien plus grand me pardonnera,
un homme vaste et ondoyant, frissonnant de ses myriades de cellules murmurantes
un homme vaste, translucide, qui a la forme parfaite du monde.
Que je m’agenouille, Avenue de la Victoire ; que j’apprenne à prier ;
que j’implore le pardon ; la honte altière, sans visage.
Je ne peux pas m’agenouiller, là-bas, dans la rue, sur les trottoirs humides
quelque chose m’en empêche : quelque chose de mort, quelque chose de pourri.
Oh, peur menue, tes eaux sales, sépulture de sentiments et de péchés,
oh, peur vaste, votre pitié inconsciente, chaotique,
notre long sommeil, notre lent réveil,
votre amour inconscient, chaotique, écume tiède
anéantie par la peur, la honte, quelque chose m’en empêche.

Un beau jour dans la gloire matinale, avenue de la victoire,
purifiée par l’incendie de la foule, dans l’océan de l’intensité,
je m’agenouillerai doucement sur l’asphalte humide et froid
sans me salir, sans en souffrir,
comme dans une cathédrale lumineuse de verre
comme dans un dôme transparent et très grand,
et quelque chose de bien plus grand que moi, que vous,
pardonnera et sera pardonné.
Quelque chose comme un homme invisible et vaste,
qui ondoie mélancoliquement de ses myriades de cellules murmurantesquelque chose comme un amour cosmique,

mais je me suis peut-être agenouillée il y a bien longtemps…


Au milieu de la vie

Nous recevons parfois des coups inattendus, terribles,
au long de cette course étrange, qui coule chaotiquement, acharnée,
Lorsque soudain le chronomètre dans la poche s’arrête en tintant
et que nous voyons autrement, autrement, la chaise et la table où nous restons assis, accablés et muets.
Les objets acquièrent lentement une clarté étrange, phosphorescente,
et une sorte de grand rideau est tiré de côté
devant un brouillard ancien, une obscurité vibrante.
Le temps s’arrête, rien ne coule plus.
Nous restons là. Nous attendons.
Fermés hermétiquement dans un présent intense et vivant.
Il y a quelque chose qui vibre à l’entour, une sorte de tension, une peur.
Comme si une apocalypse petite et pourtant terrible,
cette vie qui est la nôtre
Pouvait soudain choir sous nos yeux.
Comme une eau tranchante, une cascade justicière.
Un film se bloquerait alors dans un énorme appareil de projection
et nous nous réveillerions soudain au beau milieu du cliché,
à l’intérieur de la séquence. Dans le vaste fleuve d’images qu’est le monde.
Le monde de l’illusion s’est éteint, s’est égaré.
Tout se tait ; à l’intérieur - le vide ; un silence cosmique.
L’esprit s’entrouvre l’espace d’un éclair, un instant puissant,
vers des mystères oubliés, jamais soupçonnés.
Il y a quelque chose de lourd en nous qui geint, qui se plaint,
qui tombe dans un abîme sans fond,
autre chose en nous s’élève lentement vers un tourbillon de lumière,
apercevant abasourdi son innocence.
Et dans la nouvelle limpidité de la vision intérieure
nous voyons vaguement, comme un film plus subtil, une opinion tremblante,
Quelques dieux adultes, attablés, là-haut,
nous faire discrètement des signes de la main,
souriants,
Ils nous attendent.


Culte postmoderne

Il n’y aura pas de petites tasses de Chine embuées par le thé d’opium
ni de pétales de safran sur un autel indien en pierre ancienne
Les tortues des Galápagos ne seront pas distillées dans la soupe
ni les petits singes dressés à chanter lorsque l’on fend délicatement leur crâne
Nous ne chasserons pas les nuages de pluie radioactive vers le Sahara
et aucune sphère immense de feu ne sera plantée en Groenland
On ne nous enfoncera pas d’électrodes amères dans la langue à l’école primaire
on ne nous multipliera pas au choix dans de petits pots de verre
On ne nous câblera pas les uns aux autres pour nous relier à l’ordinateur universel
avec ses milliards d’écrans
Où l’on verra la naissance simultanée d’une nouvelle religion
dans le monde entier
On ne cherchera que notre Bien.

Et nous, jeunes chenilles dans des labyrinthes aseptiques
cherchant désespérés une issue pour échapper à la grande expérience crypto céleste
sous la lumière aveuglante de millions de soleils, de millions de bits,
Nous ne nous transformerons toujours pas en êtres translucides
décidés de s’élever, de voler
vers des cosmos moins douloureux.
Mais, dignes successeurs du doryphore,
lyrique, post-historique et pré-divin,
Nous prendrons d’assaut les murs du laboratoire
nous dirigeant victorieux et ordonnés vers la cuisine.


Une sorte de poétique

Qu’une belle et grande femme surgisse soudain
d’entre les cuisses ensanglantées,
prête elle aussi à écarter humblement ses cuisses
pour qu’une autre femme, parfaite, en surgisse

Oh, c’est impossible : le mot devra attendre,
devra traverser de nombreux défilés et ouvertures abruptes
jusqu’à ce qu’il se purifie ; il grandira
lentement, en cachette, douloureusement,
comme un charbon aveugle et brûlant, quelque part dans l’enfer de la terre,
rêvant d’astres impossibles, se changeant péniblement
en diamant

Ou bien, plus chanceux,
fermé dans une carcasse de graisse, d’os et de chair,
comme dans un cercueil brûlant,
il explosera, lorsqu’il est déjà trop tard,
comme un papillon vivement coloré,
attiré par une autre lumière

Il n’y a pas d’autre possibilité : âme,
tu devras naître, grandir et mourir
un million de fois
pour que tu puisses voir
un jour
la Réalité.



· poèmes tirés de ZOOM - ROUMANIE. Dossier de poésie - Treize poètes roumains contemporains (86 p.), choix et traductions par Linda Maria Baros, in Électron libre n°  4, Maroc, 2009

· autres poèmes dans le recueil Trois saisons poétiques de Magda Carneci, Éditions PHI, Luxembourg, 2008

· voir aussi les poèmes traduits par Linda Maria Baros pour le revues Po&sie, nº 108, Nunc, nº 6, Action Poétique, nº 180, France, 2004

· voir aussi les poèmes traduits par Linda Maria Baros pour la revue on-line Transcript, Allemagne, 2007

· voir aussi les poèmes traduits par Linda Maria Baros in Le Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études Transdisciplinaires, 19, France, 2007

· autres poèmes dans le recueil Chaosmos (64 p.), Magda Carneci, traduit par Linda
Maria Baros, en cours de parution



traduction © Linda Maria Baros
biobibliographie © Linda Maria Baros
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