linda maria baros
traduction
La jument nommée Danube
à Gellu Naum
Crispations, convulsions, réclusions en plein jour,
la chute libre comme forme de survie, les effigies
d’un temps alexandrin.
Hélas ! je crevais vraiment d’envie d’une pluie, d’une inondation,
d’une averse torrentielle sur la carte de la poésie roumaine, avec des rivières
qu’on avait fait changer de lit,
avec des ponts de glace affaissés dans les champs de seigle.
Épiménide, me voilà, j’y suis arrivé ! dit Gellu Naum
(cependant Victor Brauner avait disparu des murs,
les surréalistes semblaient accéder au pouvoir) ;
je m’agitais à travers des Sibéries futures, je m’étais déjà arrêté sur le Boug,
mais, par hasard, j’avais rebroussé chemin vers mon Pays,
sur cette haridelle coupée en deux,
sur la jument nommée Danube.
Encore une seconde, encore un siècle étaient passés,
Médée m’ordonna (la sachant estropiée) de la poignarder, de la fusiller.
J’avais les tripes nouées, la langue balbutiait dans mes pensées,
la main avec laquelle j’écris boitait,
je vivais mal avec moi-même et les autres,
bref, le sceau du ciel glissa et tomba, s’enfonçant à moitié
dans la terre tricolore et muette de leur patrie.
C’est alors qu’apparurent plusieurs gars serviables de Vâlcea et
de Teleorman pour lui prendre cette vie estropiée et la peau ;
ils juchèrent la peau sur le garrot d’un cheval blanc battant en retraite,
et la marche qui me ramenait au giron de ma patrie devint
forcée et surtout glorieuse.
Dès lors, le Boug était loin, sans parler des Kuriles
ou de Vladivostok.
Épiménide, me voilà, j’y suis arrivé ! dit Gellu Naum
(Épiménide le Crétois s’endort, par des temps orageux,
dans le creux d’un rouvre et c’est là qu’il demeure
la moitié d’un siècle),
ma jument Danube
est maintenant gant ou chaussure, ma guerre à moi -
forêt de loups.
Épiménide ! Épiménide !
(C’est ici qu’intervient l’image, l’histoire racontée par le père Cleopa
il y a quelques années, en automne,
celle du sommelier Haralampie qui suivit à genoux et pas à pas
l’aigle qui sortit de la chaire, puis de la cour de l’église,
puis du monde du monastère,
et qui se posa en voltigeant dans un orme où il se mit à chanter,
Seigneur, comme il chantait !
Le père Cleopa était convaincu que le sommelier Haralampie
avait vu le Paradis à force d’écouter
l’aigle chanter et qu’il en était revenu
vers la sainte demeure après une heure et quelque,
ce qui signifie, dans nos termes agrestes, au moins un siècle
et demi).
Épiménide ! Épiménide !
Épiménide, me voilà, j’y suis arrivé ! dit Gellu Naum.
Ta peau est bariolée de lettres.
Ma jument Danube erre maintenant
c’est dans sa peau qu’elle erre
à travers les steppes et les gares,
la dame, la créature, l’ombre dite Médée avoue
aux quatre coins du monde que l’homme n’est qu’une simple bouillie d’herbes.
Épiménide, j’y suis arrivé !
Voilà les éléments morphologiques de ma jument nommée Danube
voilà mon village, voilà Comana,
où j’ai appris à pêcher brèmes, barbeaux, paroles, paroles, paroles,
voilà la peau tannée avec du sable et du sel
de ma jument dite Danube, accrochée au garrot
du cheval blanc battant en retraite.
Épiménide, il se pourrait que je m’en aille, ton creux de rouvre
n’est plus un creux et n’abrite plus le sommeil du rêve
après tant de décennies écoulées.
(Trois ans d’affilée je n’ai dit mot, j’allais au milieu de l’étang -
je pêchais, je me taisais.
Comme les poissons, dirait-on, mais ce n’est pas cela.
Pour respirer, je parlais quand je ne disais mot).
Je suis vautré dans mon fauteuil.
Dehors,
pénombre, tonnerres, éclairs.
Nigredo ou C. G. Jung, le quatrain des signes immémoriaux,
gama, yin et yang,
la dictée automatique comme un bâton de patriarche, l’horloge
égarée quelque part dans la maison.
(J’écris ce poème en marge d’un catalogue du peintre Maxim D.
intitulé Habit, habitation - coucou, j’habille donc mon poème
d’osier, d’argile, de balles de blé, le poème, c’est ce coucou-là ;
Habit, 190 x 60 x 80 cm ;
technique : osier, argile, balle de blé, feuilles d’or ;
matière : osier tressé, argile, crottin, résines synthétiques, couleurs ;
l’habitation comme capacité de loger à la fois le coucou et le poème ;
le coucou qui par définition renie tout lieu ;
le coucou de plumes et d’ailes, le coucou
d’argile, d’émail ;
Habit, habitation - coucou,
le poème d’osier tressé, d’argile, de crottin
et de résines synthétiques, le poème tombé au-dedans du coucou,
dans l’argile, dans l’émail.)
Épiménide, me voilà, j’y suis arrivé !
La peau de la jument Danube pend accrochée en biais à la table de nuit,
le poète s’acharne à refuser la lettre ;
Médée et sa bouillie d’herbes, Médée et ses machines de guerre,
le patriarche surréaliste écrit gesticulant dans l’air
le quatrain des signes immémoriaux
dans l’argile, dans l’émail.
· poème tiré du dossier de poésie roumaine (16 p.) traduit par Linda Maria Baros pour la revue Cultures d’Europe Centrale (publication scientifique de l’Université de Paris-Sorbonne, Paris IV), hors série n° 4 - Le Banat : un Eldorado aux confins (Roumanie, Serbie, Hongrie), France, 2007
traduction © Linda Maria Baros
Ioan Flora
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