linda maria baros
traduction
pré-diction
moi je ne peux pas parler
moi je ne sais pas écrire
on m’a fait sans
sans visage m’a-t-on dit
pour que tu demeures toujours le
dos le dos tourné
au monde c’est ce qu’on m’a dit le dos tourné au monde
tu demeureras
mais on m’a dit qu’avec le cœur je pourrais
c’est avec le cœur que je parle maintenant
le cœur est le seul
il est le seul que j’ai
j’ai ce cœur depuis que je suis tout petit
je l’ai dessiné avec un feutre
avec mon feutre noir
je lui ai fait de grands bras
entrouverts
je lui ai fait une grande bouche
be-
belle
aussi pouvait-il dire tout ce qu’il voulait
mais beaucoup de temps s’est écoulé
avant qu’il sache parler
et un jour je l’ai entendu dire
dire tout bas
au-dedans il a dit tout bas « cœu-r ».
et j’en étais tellement heureux
que je lui ai dessiné une larme
avec mon feutre noir
et je lui ai fait des yeux et des sourcils
comme je n’en ai pas moi
et je lui ai demandé de battre pour moi
et il m’a dit que cela le fatiguait
« fa-ti-gué » a été son premier mot
oui il l’a dit en ouvrant la bouche
et moi j’en ai été heureux
et je lui ai dessiné une larme
et avec ces deux larmes
mon cœur a appris à pleurer
alors je me suis hâté
je me suis hâté avec mon feutre noir
sur ses lèvres je me suis jeté
pour les faire
pour les faire rire
mais je n’ai pas su
et j’ai essayé j’ai appuyé jusqu’à ce que
jusqu’à ce qu’il devienne tout noir
je me suis fait un cœur
tout noir
ils n’ont été que la chair
il s’assoit sur ces corps rongés par les vents cinglants
et mouille ses doigts dans leurs yeux.
il y a un cheval mort qui les veille de près. derrière le cheval
il y a un champ de roses
sauvages. le silence descend dans la terre et au pied des collines
une femme aveugle prend son envol. ses mains s’étendent vers le nord
et les arbres la suivent dans son vacillement.
dans les hautes herbes gisent les corps rongés par les vents cinglants.
ils ont été la chair qui lui a rempli la bouche.
ils ont été sur le chemin des bouleaux et ils n’ont été que la chair.
leurs paumes semblent être un tourbillon d’eaux. elles se heurtent contre les rochers
et descendent ensuite vers la mer.
il s’assoit sur ces corps rongés par les vents cinglants.
auprès d’eux une femme aveugle peigne ses cheveux avec ses doigts terreux.
et à l’entour il y a plutôt un cheval mort
qu’un champ de roses sauvages.
Teodor Duna
Teodor Duna est né le 6 mars 1981 à Tâncabesti.
Après avoir suivi les cours de l’Université de Bucarest, il a obtenu la Licence et le Master en Lettres Modernes.
Son premier recueil de poèmes, le train du trente et un février, est paru en 2002 à Bucarest et s’est vu décerner le Prix National Mihai Eminescu - opera prima. Son second recueil, cataphasies, est paru en 2005.
Actuellement, il est rédacteur pour la revue bucarestoise Cuvântul.
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(Roumanie)
(« si tu manges des toiles d’araignée tu mourras
et tu ne pourras plus te relever
et ils viendront te déterrer du lit
et ils t’emmèneront et t’enterreront dans un lit
beaucoup plus soyeux et plus froid
et là-bas tu ne verras que la terre
s’écrouler lentement sur toi
et tu ne mourras pas pour de bon et là-bas tu ressusciteras et tu ne connaîtras pas
la lumière du jour ni l’issue
tu ne sauras pas et les araignées viendront de nouveau
et te couvriront avec une toile épaisse
et même alors tu te tourneras vers le soleil
vers la lumière du jour
dans un lit beaucoup plus soyeux et plus froid ») :
auprès de ses blessures tu te sens bieeen
dans la chaleur de ses cheveux tu te sens bieeen
lorsque tu ramasses les toiles d’araignée et que tu les avales
et que tu ne peux plus sortir
et que personne ne peut plus entrer
tu te sens bieeen
c’est pour cela que dans mon ventre grandissent des araignées géantes
quand je m’égratigne elles en sortent par dizaines et se cachent sous le lit
et sous le lit tu n’as pas le droit de regarder
sous le lit il y a les ombres et un corps mort
qui te ressemble bien
dans la maladie tu bouges lentement comme dans une femme.
ton corps glisse dans ses gestes, dans sa main froide
qui sent le dehors,
qui te couvre avec une couette, qui te touche le front
et toute la chaleur de ton corps
guette le rapprochement lent de ses cheveux.
dans la maladie tu bouges lentement comme dans une femme.
et ton corps se tient penché
comme s’il ne savait plus comment avancer
à travers le brouillard. et tu entends leurs ailes
plus près, se cogner contre sa peau et sa peau
s’étendre comme la première neige,
comme si en descendant elle
faisait descendre sur toi un grand oubli.
il faisait chaud
et elle flottait vers la nuit.
là-bas en dessous ma mère fauchait les murs
là-bas en dessous ma mère fauchait les murs de la maison
elle voyait à peine elle était plus âgée que nous tous
mon père l’obligeait de nous mettre au monde et après chaque naissance elle vieillissait comme s’il y en avait eu trente
elle ne pouvait plus se rappeler combien de fois elle avait accouché du même enfant
puisque ma mère ne pouvait accoucher que d’un seul enfant
une fois chaque année l’automne il y avait un nouveau bout de chair fanée
sans cheveux les doigts collés
les joues creuses et jaunes deux rides profondes sous les yeux
mon père empoignait alors ma mère dont l’épaule lui recouvrait la main
et il la traînait dans la cave nous l’entendions pleurer
et nous collions sur la peau du nouveau-né nos cheveux nous lui décollions les doigts
et avant le retour de mon père le nouveau-né avait déjà notre âge même plus
nous les rendons toujours plus âgés ces nouveau-nés pour qu’ils meurent plus vite
tout simplement pour que mon père ne s’énerve pas
sinon il ne saura plus qui traîner dans la cave
il nous regarde les poings serrés la peau craquelée collée contre les os
l’œil gauche rongé par deux paupières collées
il ne sait pas que cet œil nous le tenons toujours ouvert et que c’est lui qui nous donne la vie
nous avons peur que notre mère mette au monde un enfant à deux yeux
et nous attendons frissonnants l’automne mais un automne qui n’apportera rien
une vie de plus pour la même mort disions-nous tous ensemble
lorsque ma mère fauchait les murs de la maison
préparant sa vieille chair pour accoucher encore une fois de nous
· poèmes tirés de ZOOM - ROUMANIE. Dossier de poésie - Treize poètes roumains contemporaines (86 p.), choix et traductions
par Linda Maria Baros, in Électron libre n° 4, Maroc, 2008
· voir aussi les poèmes publiés dans le Dossier de poésie - Onze poètes roumains contemporaine
(30 p.), traduit par Linda Maria Baros, in Langage et créativité, Canada, 2008
· voir aussi le poème publié en espagnol dans le dossier Treize poètes roumains contemporaine (26 p.), traduit par Linda Maria Baros et David Marin, in Alora, la bien cercada n° 23, Espagne, 2006
traduction © Linda Maria Baros