linda maria baros

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À la lisière

Son absence a de belles jambes. Ces mains mêmes -
qui la décrivent - n’existent pas.
Je me souviens d’elle comme d’un vieux métier : serait-ce
le sou que j’ai donné
au passeur morose ?
Un esprit erre à travers mes pensées, obscur - talita cumi.
Mais je ne peux pas - je ne suis pas Moi.


À chacun sa vision

Pour un rat traqué par un chat la poésie ne signifie rien.
Sa vie est tellement plus précieuse/plus précieuse sa peau
fétide
et, pour y échapper, il s’enfuit à la vitesse du son. Quand la foudre
du chat le frappe dans la nuque
il garde toujours l’espoir attend un miracle implore un Dieu passif
le chef des rats expatrié dans un pays téméraire.
Il prononce vite les yeux rouges de terreur une courte
prière - sa langue s’enroule déjà,
maintenant il baragouine.
Cependant, le chat, dont le Patron heureux se lèche
le museau
finit à peine de réciter son poème intime.
Quelque chose d’aveuglant se donne à voir :
le premier aperçoit le clair de lune,
l’autre
Le mur auquel pend la lune.


Le châtré
Ce qu’ils ont, ils l’ont à profusion,
moi, je ne suis qu’un simple clochard, si l’on dramatise un peu
ils ont leur monde et pour que j’en fasse partie il faudrait que je paie
je ne paie pas je reste dehors devant les portes une bouteille de vin à la main
un gars sombre une pièce de monnaie que personne ne voit
ils ont leurs lois ils font ce qu’ils veulent
je ne paie pas je bois je reste dehors devant les portes auxquelles
je n’ai jamais frappé.


Ma prétention discrète


Je vis pour rien je n’aime rien -
un jour je mourrai la cervelle desséchée
dans le silence qui descend sur les choses simples ma voix éteinte
(ma prétention discrète d’être aimé)
sera le cri de la bête blessée
le parfum désuet du thé dans lequel flottent les planètes amères
la dernière illusion d’un style séduisant
ce que j’ai aimé comme un aveugle avec les doigts
quelque chose que Dieu ne voulait pas que je voie
dans un recoin de mon cerveau là où la volonté et le délire
décident malheureusement du sort des autres
j’ai eu le courage de rire jusqu’au bout
j’ai aimé bu écris (pas de pitié pour ceux qui écrivent).
Tu ne peux jamais savoir où se trouve en fait ta vie.



Dans leur siècle

Je ne peux pas rire dans leur siècle jamais de la vie
caché dans mon propre cerveau
je suis l’homme du grenier
laissez les rats venir auprès de moi
j’ai des scories l’échec le style pervers
des jours remplis par une démence plutôt fragile
je ne peux pas rire dans leur siècle jamais de la vie



À ce moment précis de ma vie

J’ai failli pleurer ma jeunesse passée et les autres dons de la vie
si je ne l’ai pas fait
c’est parce que j’ai regardé attentivement la manière dont les autres vieillissaient
les larmes ont failli inonder mes yeux
à ce moment précis de ma vie - mais en fait le démon du rire
m’a donné un coup de coude
mais en fait l’insouciance la vieille indifférence
ont posé ma main sur mes lèvres
ceux qui m’auraient vu et je suis sûr qu’il y en a eu quelques-uns
m’auraient tiré du drame de cette vie
et le voilà mon drame : j’ai ri amèrement parmi les modernes et après eux
et ce rire - vous ne pouvez pas le savoir - me tient en vie
parmi les vivants.
Si maintenant j’écris toutes ces choses pour ceux qui sont déjà morts, je le fais
avec la même main détachée de mes lèvres.


Le poète refuse sa renommée

Il se tourna et dit - je sais tout
mais je suis venu trop tard.
Maintenant, à l’âge de fer, aucun message n’anime plus
mes voix
les voix - je sais ce que je dis - puisque je parle à plusieurs voix
mais dans la même langue
la langue qui vous a mis au monde des petits prédestinés
à devenir orphelins
et à appeler maman la première mégère qu’ils voient.
Je sais tout ils ont loué mes mérites comme si j’étais masiah
ils ont envoyé des succubes pour me convertir
pour sucer ma moelle de sefirot.
Ils ont publié mes écrits m’ont rendu célèbre m’ont donné à boire.
J’ai lavé par terre avec eux. Je suis
venu trop tard.



je viens de l’enfer du travail

le jour est fini. au-dehors il y a les chiens. je pourrais me relever
aussi pâle que la lumière à Dendrah
je suis tombé si bas si je dois écrire -
je viens de l’enfer du travail mes mains violentes jaillissent de la terre
tenant la chair de la femme à l’apogée
je viens de la terre je pourrais me relever emportant la terre tout entière
et quitter les quatre murs brûlants de la pièce où je me transforme lentement
comme le fruit pas encore mûr d’une science ridicule. je suis possédé
par une grande idée par une grande attente
je sais que l’homme n’est aujourd’hui qu’une peau. avec le temps
je parlerai aux morts.


Si les maîtres le veulent
(gloire de nuit)

La gloire de nuit tout comme la souffrance la patience vit
mais on ne peut pas la nommer
dans ses essais sa manie sa lourde immobilité sa folie
la foi appelle la lèpre grâce
il ne connaîtra plus la prospérité
celui qui s’est ruiné en écrivant - gloire de nuit - les vers
de sa propre vie
à l’époque où il était agréable et utile d’aller à la chasse
vis au nom du bien et tu auras peut-être - si les
maîtres Egregores le veulent - trois ou quatre
amis
tout au plus : mais toujours invisibles.


j’erre à travers le cerveau de quelqu’un

il n’y a rien qui m’empêche de sortir vers minuit je recherche la pluie
pour qu’elle lave le sang de mon visage
je tiens dans la bouche une mèche de cheveux je suis déjà passé par là
mais ce n’est pas pour cela que je suis toujours triste chaque nuit et chaque jour
jusqu’à la fin de mes jours -
le sang me rend heureux
comme l’ignorance de tous ces hommes qui s’accrochent au calendrier
pour quitter cet endroit je recherche un mur
j’erre à travers le cerveau de quelqu’un
qui ouvre ses veines avec les dents. pourquoi
les hommes sont-ils si lâches ?
ceci est un pays noir.



· poèmes parus dans la revue TERRA NOVA, Canada, 2006

traduction © Linda Maria Baros

Nicolae Coande
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