linda maria baros

traduction
retour bibliothèque
Donnez-moi quelques jours de vacances, sombres compagnes
du subconscient. C’est pour la première fois que je ressens le besoin
de me réjouir encore une fois, au plus profond d’une forêt, des hymnes
vertes des sèves. De la manière dont la seconde se casse
en minutes, en heures, et de la dévotion des escargots sortis se promener
parmi les mauvaises herbes encore tendres. Parmi les fougères et les gentianes.
Le premier et le si beau désir d’arriver à me coucher, tel un soleil, au loin,
quelque part très loin de moi et de contempler en été
les saints cercles composés d’un arc-en-ciel - ce dragon multicolore -
et d’un navire soudé à son assise aquatique. Quelques jours de vacances,
si possible, sombres compagnes du subconscient,
où quelqu’un tire de l’eau profonde - de plus en plus profonde -
au puits à chaîne. Où se montre, toujours, parmi vous -
présences despotiques, rusées et énigmatiques - un ancien ami,
un vrai ami, qui me prie de descendre ensemble parmi les serpents
et les insectes, les lombrics et les vers de pomme,
pendant une semaine ou une heure seulement : tout comme Protée,
dans ses moments de délire. Quelques jours de vacances,
sombres compagnes du subconscient. C’est tout ce que je vous demande.
Il y a longtemps que je n’ai plus bu une robe de jeune fille. Il y a
longtemps que je n’ai plus embrassé - sur la bouche et sur les cuisses -
une fleur tombée par terre du haut des tilleuls !


Où est le navire
dans lequel je passais, attaché au mât, parmi les seins des femmes ?
Où sont les années
où j’avais un garrot de cerf
et pourquoi les filles monstrueuses anciennes déités souterraines,
habillées toujours de noir, me rendent-elles visite en cachette ? Je te parle,
sang toujours indomptable qui sens parfois
le besoin de boire le tranchant d’une épée. Je vous parle,
mes mains, dans des rêves troubles, ces rêves dans lesquels
je dois creuser, hélas, ma fosse - comme une petite flamme
auprès d’une autre, plus grande - sous l’aile rouillée d’un moineau.
Je te parle, ombre rongée par les souris :
où sont les étés où tu ressemblais à une jeune fille
qui dormait ? Où sont les années où j’écrivais des poèmes,
convaincu que la fin était, tout comme les points noirs
sur les élytres des charançons, un simple ajout ?
Je posais mon cœur,
comme s’il était une dynamo, sur la roue pressée du monde,
et je me mettais à écrire : j’écrivais et chantais, j’écrivais et chantais,
et pour que tout fût fait
je me laissais souvent prendre dans les bras par une chenille,
sur le bord vert d’une feuille de mûrier.


C’est triste, bien triste. Mes tristesses sont plus anciennes que moi
et que le point où notre mémoire - celles des vivants -
rejoint la mémoire des bûchers, alourdie par la pluie.
Il n’y a que les chasseurs qui manquent : quelques chasseurs
en habits noirs - en robes - venus à cheval, de loin,
parmi les chauves-souris des grottes. Hallucinations. Exagérations.
On voit souvent quelques mains - quelques mains joliment ailées -
envoyées pour répandre de la poussière du haut du ciel. On voit
un coucher de soleil ensanglanté au-dessus des soleils de l’orient.
Voilà : même l’air enfermé depuis l’antiquité
dans les poissons, depuis la haute antiquité, quand la terre
fut séparée des eaux, est un motif de tristesse. C’est triste. Bien triste.
Un hanneton de juin, vert, essaie d’élargir un peu
avec ses petites pattes, renversé sur le dos, le cercle
tellement étroit de la réalité. Hallucinations. Exagérations.
J’étais aveugle mais à présent je vois.
Mes tristesses sont plus anciennes que moi :
ces jeunes filles - aux jambes d’oiseau -
qui chantent à minuit dans les rues.


Le matin j’écris. Le jour j’écris. Je me réveille la nuit
et je me mets de nouveau devant la table à écrire.
Ma mère a raison quand elle vient me voir
et qu’elle brise, furieuse, mes manuscrits.
J’écris comme si, à force de vivre ainsi mon existence,
un nouveau siècle d’or devait descendre sur terre
après ma mort. Comme si l’épuisement de l’écriture m’apportait
quelque joie ou, au moins, le soulagement que devaient ressentir
autrefois les rois assyriens devant leurs femmes,
leur bétail chéri et les esclaves choisis
pour les suivre même dans l’au-delà.
Ma mère a raison quand elle vient me voir une fois tous les jours,
ma mère a raison quand le vendredi, une fois tous les mois,
ma mère a raison quand le samedi, une fois tous les siècles,
et qu’elle brise, furieuse, mes manuscrits d’où s’écoule
autant de sang que d’un dragon.
Elle vient et s’en va, tout comme le balancier d’une pendule,
et vient et s’en va et aussitôt après,
très troublé par son chagrin,
je me remets devant la table à écrire !


On sort le matin, à plat ventre, presque en rampant, à la manière des serpents,
de la grotte que chacun a creusée pour soi dans une femme.
Un nouveau matin. Un nouveau commencement (on pourrait dire
que les nuits sont les Plutonnes des étoiles et que l’aube
est une bacchante). Bonjour, feuille d’oseille épinard !
Bonjour, le cerf
qui te nourris de serpents venimeux
que tu sors de la terre, de l’argile archaïque,
en soufflant, furieux, dans leurs trous. Une nouvelle séparation
d’avec le sommeil que nous dormons abandonnés par nos âmes
travesties en insectes, en herbes ou en chauves-souris.
Pendant ces heures aurorales, les dieux se rapprochent
et se sentent plus confiants dans leurs forces. Pendant ces moments fugaces,
précédés par les jurons - à peine murmurés - des pêcheurs
et par les étincelles et leurs allumettes, sur les eaux. Par les chants
sacrés des oiseaux et par les mugissements des vaches
attachées au fond des pots de lait. Gloire à vous,
battements - coups de tonnerre - de centaines d’ailes.
Un nouveau matin. Un nouveau commencement. Une nouvelle résurrection.
La marche des escargots.
La marche tellement pressée des lézards.


Je suis ce que je suis. Parfois je bois - et, c’est vrai, je bois
trop. Mais comment être modéré et comment ne pas boire
si, lorsqu’on regarde en arrière, on voit une horloge, une horloge énorme
aux heures brisées ? Comment ne pas ressentir le besoin de jurer comme un charretier
quand tout, absolument tout, ment : la rose ment,
l’horizon ment, la limpidité ment.
Ô, même la couleur rouge du vin dans le verre,
me rappelant le sang qui a coulé lors de ma naissance,
est un motif de tristesse. Je regarde en arrière comme si rien
n’avait vraiment existé - même pas le corps de ma mère -
et un geignement de nouveau-né aux tempes blanches s’éveille
dans mon âme. Je regarde droit devant :
des files entières de cigognes et d’oies sauvages
qui disparaissent dans le ventre de poisson rapace des nuages,
dans leurs entrailles de brochet et d’esturgeon,
dans leurs entrailles de silure, de béluga et de requin.
Mais comment être modéré et comment ne pas boire ?
Mais comment ne pas ressentir le besoin de jurer comme un charretier ?
Les diables auront peur
face à toute cette tristesse que j’emmènerai dans l’au-delà, lorsque mon temps sera révolu.


· poèmes tirés du recueil bilingue Une ligne presque noire/O linie aproape neagra, Mircea Bârsila, traduction de Linda Maria Baros, AMB, Collection « Nobel » (112 p.), 2000
· poèmes tirés de ZOOM - ROUMANIE. Dossier de poésie - Treize poètes roumains contemporaines (86 p.), choix et traductions par Linda Maria Baros, in Électron libre n°  4, Maroc, 2008

traduction © Linda Maria Baros
Mircea Bârsila
Mircea Bârsila est né en 1952 et a fait des études de Lettres à L’Université de Timisoara.
Actuellement, il est Docteur ès Lettres et professeur d’université à Pitesti. Il est également rédacteur en chef de la revue littéraire Calende et secrétaire littéraire du Théâtre Al. Davila (Pitesti).

Mircea Bârsila a publié six recueils de poèmes : L’autre joue de la Lune (1982), Argent jaune (1988), Le Bouclier de Persée (1993), Une ligne presque noire (Prix de Poésie de l’Association des Écrivains de Bucarest et Prix du Meilleur Livre de l’année 2000 du Festival Poesis), L’Accordéon du soleil (2001) et Les Saisons d’un hameau (2003). Il est également l’auteur de quatre ouvrages de critique littéraire : La Vierge divine et le Cerf (1999), La Dimension ludique de la poésie de Nichita Stanescu (2001), Lectures (2001) et L’Âge de fer dans la vision lyrique d’Al. Philippide (2007).
la bibliothèque
zoom
(Roumanie)